Pour reprendre un précédent article d’interview de Tariq Ramadan, découvrons maintenant la suite de la rencontre avec l’islamologue dans laquelle ce dernier revient sur des faits d’actualité avant d’aborder la problématique de l’accès à la démocratie.
Comment évaluez-vous la couverture médiatique des attentats lors du marathon de Boston? Est-il possible pour les médias de couvrir de tels événements sans créer d’amalgames par rapport aux groupes ethniques et religieux ?
Je pense que les médias se sont d’abord montrés prudents pendant les premiers jours, jusqu'à ce qu’ait été établi le lien avec l'Islam, et nous avons ensuite entendu des choses sur la violence, le terrorisme etc. Personne ne peut nier le fait que pendant un certain temps les médias se sont montrés prudents, parce que nous ne savions pas qui était derrière tout ça.
Mais cette couverture médiatique et cette controverse n’aident pas les Américains à comprendre le fait que l'Islam est aussi une religion américaine et que nous sommes tous, hommes et femmes, les victimes des extrémistes violents. La grande majorité des musulmans sont contre ces extrémistes et sont eux-mêmes victimes de ce qui se passe. Malheureusement, nous sommes pris dans un cercle vicieux : plus on parle de violence, plus rejette l’islam, et plus l'homogénéité et la cohabitation sont menacées.
Votre livre « l’Islam et le réveil arabe » porte un regard critique sur la soi-disant « printemps arabe ». Compte tenu de la récente crise politique en Egypte et en Tunisie, pensez-vous qu’il y ait de l'espoir pour un avenir démocratique dans ces pays-là ?
Vous savez, j’ai dès le début une position intellectuelle en m’affirmant comme prudemment optimiste. Malheureusement, nous nous focalisons sur le seul défi politique de savoir si l’on va ou non avoir une démocratie. Et je pense que nous ne parlons pas assez des conditions nécessaires à la démocratie dans les pays à majorité musulmane, au Moyen-Orient comme ailleurs.
Car il existe des conditions, et le problème auquel nous sommes confrontés aujourd'hui est synonyme de déception car nous voyons littéralement des salafistes, des islamistes réformistes, et les laïcs qui luttent pour le pouvoir et qui créent dans la société une polarisation en termes idéologiques, entre laïcs et islamistes, et qui essaient de prendre le pouvoir.
Alors que pendant ce temps existent différentes conditions pour parvenir à une démocratie, à savoir : la lutte contre la corruption, le rôle de l'armée, l’égalité des sexes et le rôle de la femme, les mesures à mettre en œuvre dans les réformes de l’éducation, le type de système économique en application et les relations économiques nécessaires dans nos régions.
Je pense aussi que la justice sociale et l’autonomisation des femmes sont des éléments clés pour une démocratie. L’égalité des sexes jouera clairement un rôle capital pour cette transition.
Je pense également que tant que nous continuerons à aborder le défi politique, et à rester coincé dans l’éternel débat des islamistes contre la laïcité, la démocratie ne restera qu’un lointain espoir, un idéal hors de portée.
Dans votre ouvrage, vous dites que la richesse pétrolière de la Libye était au cœur de la décision d’intervention dans ce pays par les pays occidentaux. La Libye est-elle mieux sans Kadhafi ? Quelles considérations géopolitiques pourraient influencer l’issue finale ?
Si en Occident nous étions très cohérents dans nos espoirs pour la démocratie, nous espérerions que le Bahreïn, l'Arabie saoudite et le Qatar, et tous les pétro-monarchies, deviennent des sociétés démocratiques. Mais cela n'a pas été le cas. La préoccupation a été, pour l’Irak comme pour la Libye, d’assurer la production de pétrole.
Vous savez, les déclarations de la Ligue arabe demandant une zone d'exclusion aérienne en Libye ont été utilisées pour annuler l’invasion de celle-ci. La même demande d’exclusion aérienne a été faite par la Ligue arabe pour protéger Gaza et ses citoyens ainsi que les civils palestiniens et la société civile et les citoyens innocents à Gaza, mais cela n'a pas été entendu.
Nous avons entendu la demande en Libye et non en Palestine, simplement parce qu’en Libye le peuple et le pays ont du pétrole, ce qui est beaucoup plus intéressant que le sang palestinien. Je pense donc que nous devons comprendre, sans tomber dans la naïveté, que, oui, nous pouvons en théorie célébrer la démocratie, mais qu’au final, ce sont les intérêts économiques et géostratégiques que nous promouvons. Affirmer le contraire reviendrait à dire des mensonges et à ne pas regarder la réalité en face.
Est-ce que l’exemple turc d’un gouvernement laïque est un modèle potentiel pour d'autres États du Moyen-Orient, en particulier les Etats du réveil arabe qui ont récemment subi un changement politique rapide ?
Non, je ne l’envisage pas comme un modèle. Je ne pense pas qu’il existe de modèle à suivre. Je pense que le gouvernement actuel en Turquie a fait assez bien au cours des 10 dernières années, en étant réélu, en agissant contre la corruption, et en essayant avec les moyens qu'il [le Premier ministre Recep Tayyip Erdoğan] avait, d’effectuer un bon travail sur l’économie. Et je pense que personne ne peut nier le fait qu'il a réussi sur le plan politique car on a une stabilité économique, un point selon moi très important. Il faut maintenant préciser que la liberté d'expression, les minorités et le changement d'un régime du Premier ministre à un régime plus présidentiel, sont autant d’idées maîtresses à considérer pour l’avenir de la démocratie. Je pense donc que nous avons agi correctement à différents niveaux, que le régime politique turc laïc fonctionne bien avec des gens qui ont des références islamiques et islamistes, mais je n’irai pas jusqu’à affirmer qu’il s’agit d’un modèle pour l'avenir.
Source : Interview Tariq Ramadan